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vendredi 9 août 2019

Le bourbier commercial de Trump

Vous vous souvenez du bourbier vietnamien ? (En fait, j’espère que beaucoup de mes lecteurs sont trop jeunes pour connaître, mais vous en avez probablement entendu parler.) Dans les discours politique, le "bourbier" a fini par avoir un sens assez spécifique. C’est ce qui se passe quand un gouvernement s’est engagé à entreprendre une politique qui ne marche pas, mais se refuse d’admettre son échec et réduire ses pertes. Donc opte pour l’escalade et les choses empirent.

Bien, voici ce que je pense : la guerre commerciale de Trump ressemble de plus en plus à un classique bourbier politique. Elle ne marche pas ; en l’occurrence, elle ne rapporte aucun des résultats qu’attend Trump. Or il est même moins enclin que le politicien moyen à admettre une erreur, donc il poursuit à une plus grande échelle ce qui ne marche pas. Et si vous extrapolez en vous basant sur cette intuition, les implications pour l’économie américaine et l’économie mondiale commencent à être bien effrayantes. (…)

Pour donner un aperçu, voici les cinq remarques que je vais faire.

1. La guerre commerciale est devenue énorme. Les droits de douane sur les biens chinois sont revenus à des niveaux que nous associons avec le protectionnisme datant d’avant les années trente. Et la guerre commerciale atteint le point où elle devient un poids significatif pour l’économie américaine.

2. Néanmoins, la guerre commerciale a échoué à atteindre ses objectifs, du moins tels que Trump les voit : les Chinois ne s’avouent pas vaincus et non seulement le déficit commercial ne diminue pas, mais pire il augmente.

3. La Fed ne peut probablement pas compenser l’impact de la guerre commerciale et elle se montre probablement moins encline à essayer de le compenser.

4. Trump est susceptible de répondre à ses frustrations en optant pour l’escalade, avec des droits de douane sur davantage de produits et davantage de pays et, malgré le déni, à la fin avec une intervention monétaire.

5. D’autres pays vont répliquer cet cela va être très moche, très rapidement.

Bien sûr, je peux bien sûr me tromper, mais c’est la façon par laquelle je vois les choses au vu de ce que nous savons aujourd’hui. Commençons avec l’ampleur de la politique protectionniste. (…) Grosso modo, nous avons vu une taxe de 20 % imposée sur 500 milliards de dollars de biens que nous importons de Chine chaque année. Bien que Trump continue d’insister que les Chinois payent cette taxe, ce n’est en définitive pas eux qui la payent. Quand vous comparez ce qui s’est passé aux prix d’importations sujettes aux nouveaux droits de douane et ceux des autres importations, il est clair que le fardeau repose sur les épaules des entreprises et ménages américains.

Donc, cela représente pour chaque année une hausse d’impôts équivalente à 100 milliards de dollars. Cependant, nous ne collectons presque pas autant en supplément de recettes fiscales.

GRAPHIQUE Recettes tirées des droits de douane des Etats-Unis (en milliards de dollars)

Paul_Krugman__droits_de_douane_Etats-Unis.png

C’est en partie parce que les chiffres des recettes n’incluent pas encore toute la gamme des droits de douane de Trump. Mais c’est aussi parce que les droits de douane de Trump sur la Chine ont eu pour conséquence de déplacer la source des importations américains : par exemple, au lieu d’importer de Chine, nous achetons des produits auprès de pays à plus hauts coûts comme le Vietnam. Quand ce "détournement des échanges" survient, c’est toujours une hausse d’impôts de facto sur les consommateurs américains, qui payent plus, mais il ne semble même pas y avoir de bénéfice de générer de nouvelles recettes.

Donc, c’est une jolie grosse hausse d’impôts, qui est l’équivalent d’une politique budgétaire restrictive. Et nous devons ajouter deux effets supplémentaires : les représailles étrangères, qui nuisent aux exportations américaines, et l’incertitude : Pourquoi construire une nouvelle usine quand vous pensez que Trump va soudainement s’en prendre à votre marché, à votre chaine de valeur ou aux deux ?

Je ne pense pas que ce soit farfelu de suggérer que l’anti-relance provoquée par les droits de douane de Trump soit comparable en magnitude à la relance fournie par ses baisses d’impôts, qui ont largement profité aux entreprises, qui ont utilisé cet argent pour racheter leurs propres actions. Et cette relance est derrière nous, alors que le frein de sa guerre commerciale ne fait que commencer.

Mais pourquoi Trump fait-il cela ? Beaucoup de défenseurs de Trump affirmaient qu’il n’était pas vraiment focalisé sur les soldes commerciaux bilatéraux, chose que chaque économiste sait stupide, qu’il se focalisait en fait sur la propriété intellectuelle ou quelque chose comme cela. Je n’entends plus cela à présent ; il est de plus en plus manifeste qu’il se focalise sur les soldes commerciaux et il croit que les Etats-Unis connaissent des déficits commerciaux parce que d’autres pays ne jouent pas à la loyale. C’est ironique de voir qu’avec tous ces nouveaux droits de douane, le déficit commercial américain s’est accru, non réduit (…) :

GRAPHIQUE Exportations nettes de biens et services des Etats-Unis (en milliards de dollars)

Paul_Krugman__exportations_nettes_biens_et_services_Etats-Unis.png

Et, ajustées en fonction de l’inflation, les importations croissent toujours fortement, alors que les exportations américaines se sont essoufflées :

GRAPHIQUE Variation trimestrielle des exportations et des importations des Etats-Unis (par rapport à l’année précédente, en %)

Paul_Krugman__Variation_trimestrielle_exportations_importations_Etats-Unis.png

Pourquoi les droits de douane ne réduisent-ils pas le déficit commercial ? Principalement parce que la théorie de Trump est erronée. Les soldes commerciaux tiennent principalement à la macroéconomie, non à la politique tarifaire. En particulier, la faiblesse persistance des économies japonaise et européenne, résultant probablement pour l’essentiel du vieillissement de leur population active, maintient le yen et l’euro à de faibles niveaux et rendent les Etats-Unis moins compétitifs.

En ce qui concerne les récentes tendances touchant aux importations et aux exportations, il peut aussi y avoir un effet asymétrique des droits de douane. Comme je l’ai déjà mentionné, les droits de douane américains sur les biens chinois n’ont pas pour effet de réduire significativement les importations globales, parce que nous déplaçons juste la provenance des produits à d’autres économies asiatiques. D’un autre côté, quand les Chinois arrêtent d’acheter notre soja, il n’y a pas de marchés alternatifs majeurs.

Qu’importe l’explication, les droits de douane de Trump ne produisent pas les résultats qu’il recherche. Ils ne lui permettent pas d’avoir l’autre chose qu’il veut : des concessions de la Chine qu’il pourrait présenter comme des victoires (…). Comme le dit Gavyn Davies, la Chine semble "de plus en plus convaincue qu’elle survivra aux guerres commerciales", et elle ne montre aucun désir de rassurer les Etats-Unis.

Donc cela semble être un bon moment pour appuyer sur le bouton pause et reconsidérer la stratégie. Cependant, Trump va de l’avant et lance un nouveau train de droits de douane. Pourquoi ?

On dit que les courtiers en Bourse pensent que Trump a été enhardi par la baisse de taux de la Fed, qu’il interpréterait comme signifiant que la Fed va immuniser l’économie américaine de tout effet adverse provoqué par sa guerre commerciale. Nous n’avons pas de manière de savoir si c’est exact. Cependant, si Trump pense cela, il a certainement tort. D’une part, la Fed n’a probablement pas beaucoup de marge de manœuvre : les taux d’intérêt sont déjà très bas. Et le secteur le plus influencé par les taux d’intérêt, n’a pas montré beaucoup de réponse à ce qui est déjà une forte chute des taux hypothécaires.

De plus, la Fed elle-même doit se demander si sa baisse de taux a été perçue par Trump comme une promesse implicite d’approuver sa guerre commerciale, ce qui la rendra moins encline à en faire davantage ; c’est une nouvelle forme d’aléa moral.

Il y a d’ailleurs un fort contraste ici avec la Chine, qui pour tous ses problèmes garde la possibilité de poursuivre une relance monétaire et budgétaire coordonnée à un degré inimaginable ici. Trump ne peut probablement pas imposer à la Fed de compenser les dommages qu’il inflige (…) ; Xi est dans une position où il peut faire tout ce qui est nécessaire.

Donc, que va faire Trump ensuite ? J’imagine qu’au lieu de reconsidérer sa stratégie, il va opter pour l’escalade, qu’il peut mener sur divers fronts. Il peut relever les droits de douane sur les produits chinois. Il peut essayer de régler le problème du détournement des échanges en étendant la guerre commerciale pour inclure davantage de pays (salut le Vietnam !)

Et il peut vendre des dollars sur les marchés des changes, de façon à déprécier le dollar. La Fed procèderait à l’intervention, mais la politique de change est normalement du ressort du Trésor et en juin Jerome Powell a répété que c’est toujours la vision de la Fed. Donc nous pouvons bien voir Trump prendre la décision de tenter d’affaiblir le dollar.

Mais une tentative délibérée d’affaiblir le dollar, gagnant un avantage compétitif à un moment où d’autres économies vont mal, serait interprétée avec raison comme une mesure de guerre monétaire non coopérative. Cela mènerait à des représailles généralisées, même si celles-ci seraient probablement aussi inefficaces. Et les Etats-Unis finiraient par la même occasion de faire changer d’avis ceux qui continuent de croire qu’ils peuvent toujours être un hégémon mondial bienveillant. »

Paul Krugman, « Trump’s trade quagmire », 3 août 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Le coût de la guerre commerciale de Trump pour l’économie américaine »

lundi 17 juin 2019

La reprise américaine fête son dixième anniversaire

« Ce mois marque le dixième anniversaire de la reprise économique des Etats-Unis. Juin 2009 avait marqué le "creux", la fin de la Grande Récession de 2007-2009. (Mais attention, dire que la récession est finie signifie avant tout que l’économie a atteint "le fond".)

Qui ou quoi a eu le mérite d’avoir contribué à la durée de cette expansion ? Beaucoup de choses ont dû contribuer à mettre un terme à la chute libre que l’économie a connue en janvier 2009 (une chute qui se reflétait à travers une destruction d’emplois, une contraction de la production et un effondrement des marchés financiers) et le début de la reprise en juin 2009. Il y a aussi eu des choses qui ont contribué à freiner la reprise qui s’ensuivit (son rythme de croissance ayant été deux fois moindre que celui de l’expansion de 1991-2001).

Mais la meilleure réponse de la question de la durée de l’expansion de 2009-2019 est désespérément simple. La récession de 2007-2009 est la pire qu’ait connue l’économie américaine depuis celle des années trente. Plus le trou est profond, plus il faut du temps en pour ressortir. Certains diraient que Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff ont prédit avec précision que la reprise qui suit une récession synchrone à une crise financière sévère prend plus de temps qu’une reprise suivant tout autre type de récession. Mais je dirais que leur prédiction la plus impressionnante concernait la profondeur de la récession elle-même ; la longueur de la reprise qui s’ensuivit découle essentiellement de la profondeur de la contraction.

La date du dixième anniversaire est particulièrement remarquable parce que (en supposant que les Etats-Unis ne soient pas déjà, sans le savoir, dans une nouvelle récession) l’actuelle expansion est en passe d’être la plus longue expansion qui ait été enregistrée aux Etats-Unis. Ce record est pour l’heure détenu par l’expansion longue de 10 ans que les Etats-Unis ont connue de mars 1991 à mars 2001. (Techniquement, les enregistrements de pics et creux de l’activité américaine remontent jusqu’à 1854.) L’expansion américaine longue de dix ans est cependant loin de constituer l’expansion la plus longue que les pays développés aient connue. L’honneur revient à l’expansion économique de l’Australie qui a débuté au milieu de l’année 1991 et qui est toujours en cours, si bien qu’elle arrive à sa vingt-huitième année.

La base pour la datation de l’expansion en Australie et presque tous les autres pays est la règle qui définit une récession comme une période de croissance négative du PIB au minimum de deux trimestres consécutifs. Les Etats-Unis sont presque les seuls à établir officiellement les dates de début et fin des récessions, non pas selon la règle des deux trimestres, mais par un processus moins mécanique qui prend en compte le chômage et divers autres indicateurs en plus du critère du PIB. (Le gouvernement du Japon utilise une procédure moins mécanique.)

Les creux et pics de l’économie américaine sont identifiés par le comité de datation du cycle d’affaires du National Bureau of Economic Research. Le NBER est une organisation de recherche privée non lucrative. (Je suis membre de ce comité, mais ne parle pas en son nom. J’écris cette colonne pour donner mon seul avis personnel.) Les dates du NBER sont officielles dans le sens où le Département du commerce et d’autres agences gouvernementales des Etats-Unis dépendent d’elles, par exemple, pour leurs graphiques. Dans certains autres pays, il existe des institutions qui s’écartent aussi de la règle automatique des deux trimestres et qui cherchent à dater les points de retournement du cycle d’affaires en se basant sur divers critères. Mais leurs chronologies ne sont pas reconnues par les autorités de leurs pays respectifs et tendent à recevoir moins d’attention de la part des médias. De tels organismes incluent notamment l’OCDE et le comité de datation du cycle d’affaires pour la zone euro du CEPR.

Le choix de la méthode utilisée pour dater les cycles d’affaires n’est pas neutre. Par exemple, l’économie italienne a connu plusieurs récessions distinctes depuis 2008 si l’on utilise la règle standard des deux trimestres, mais une unique longue récession si l’on appliquait une approche faisant davantage sens.

La règle des deux trimestres de croissance négative a clairement des avantages et des inconvénients relativement à l’approche du comité du NBER. Un avantage à la règle automatique est qu’elle apparaît généralement plus objective. Un autre avantage est que le public est mis au courant d’un point de retournement cyclique dans un délai de quelques mois, c’est-à-dire le temps de compiler les statistiques relatives au PIB. Le NBER, à l’inverse, attend typiquement un an ou plus encore, le temps de compiler toutes les données nécessaires, avant d’annoncer un point tournant. Ses annonces sont tournées en ridicule à cause de la longueur de ce délai.

Un désavantage majeur de la règle des deux trimestres est que les statistiques du PIB sont habituellement révisées après coup, ce qui peut nécessiter de réviser rétroactivement les points de retournement. Par exemple, une récession en 2011-2012 avait été annoncée au Royaume-Uni, avant de ne plus être considérée comme telle lorsque les données du PIB furent révisées en juin 2013. Par conséquent, les évocations de la récession dans les discours des politiciens britanniques ou les travaux des chercheurs, faites de bonne foi à l’époque, se révélèrent erronées après coup. La raison pour laquelle le NBER attend si longtemps avant d’annoncer un pic ou un creux est qu’ainsi il peut être raisonnablement sûr qu’il n’aura pas à réviser son jugement à l’avenir. De même, le gouvernement japonais attend une année ou même davantage.

Une raison relativement mineure plaidant en faveur d’alternatives à une procédure basée sur le seul PIB est que cette dernière ne permet pas de désigner des mois précis, puisque la plupart des pays ne compilent les statistiques relatives au PIB que sur une base trimestrielle. Certaines complications techniques nécessitent une interprétation même en ce qui concerne la mesure de la production domestique brute à utiliser. Le NBER met le revenu intérieur brut réel "sur un pied d’égalité" avec la mesure du produit intérieur brut basé sur les dépenses qui est plus largement connue. Les conséquences des différences méthodologies statistiques pour mesurer le PIB peuvent être énormes dans certains pays, par exemple l’Inde ces dernières années.

Une autre raison pour abandonner la règle des deux trimestres est plus fondamentale. Certains pays connaissent des ralentissements brutaux ou des périodes d’"activité économique diminuée" (…) et ils ont pourtant des taux de croissance tendanciels de long terme qui sont soit si élevés, soit si faibles que la règle de croissance négative ne capture pas ce qui est recherché. Considérons, tout d’abord, une situation où la règle rapporterait un nombre excessif de "récessions". Au Japon, la croissance de la population est négative et la croissance de la productivité est bien inférieure à ce qu’elle avait l’habitude d’être par le passé, si bien que la tendance de la croissance de sa production a été en moyenne de 1 % par an au cours des dernières décennies. En conséquence, même de petites fluctuations peuvent rendre la croissance du PIB négative. La règle des deux trimestres suggèrerait que le Japon bascule dans une nouvelle récession environ tous les 4 ans (7 ralentissements au cours des 26 années depuis 1993).

Maintenant, considérons le problème opposé, comment la règle des deux trimestres peut rapporter trop peu de récessions. Certes, le succès de l’Australie peut être attribué à l’adoption de réformes structurelles depuis les années quatre-vingt, telles que l’ouverture au commerce international et l’adoption d’un taux de change flottant. L’une des raisons expliquant pourquoi le PIB n’a pas connu de baisse au cours des 28 dernières années, cependant, est que ses taux de croissance de la population et de la main-d’œuvre sont substantiellement plus élevés que ceux des Etats-Unis et d’autres pays de l’OCDE, en particulier d’Europe et d’Asie de l’Est. La Chine constitue un autre exemple. Elle n’a pas eu de récession depuis 26 ans (depuis 1993). Bien sûr, la performance de son économie a été incroyable. Comme la plupart des pays, elle a souffert de la Grande Récession en 2008-2009, mais même avec une perte de croissance de 8 points de pourcentage (la croissance chinoise est passée de 14 % en 2007 à 6 % en 2008), ce ralentissement n’a pas suffi pour amener la croissance chinoise en territoire négatif. La raison, bien sûr, est que son taux de croissance potentielle était très élevé (due à la croissance de la productivité).

En supposant que l’expansion américaine se poursuive au moins jusqu’en juillet, elle obtiendra le record en termes de durée que détenait jusqu’à présent l’expansion (de 120 mois) qu’avait connue l’économie américaine entre 1991 et 2001. Mais il faut noter que si la datation des cycles d’affaires aux Etats-Unis se faisait sur la base de la règle qu’appliquent la plupart des autres pays, la récession de mars-novembre 2011 n’aurait pas été enregistrée comme telle. Elle n’inclut pas deux trimestres consécutifs de croissance négative du PIB, mais plutôt deux trimestres de croissance négative au milieu desquels était compris un trimestre de croissance positive. (…) Selon cette interprétation, le record des Etats-Unis serait détenu par une expansion longue de 17 ans allant du premier trimestre 1991 au quatrième trimestre 2007 et l’actuelle expansion serait bien loin de la détrôner. »

Jeffrey Frankel, « Tenth birthday of the june 2009 recovery », in Econbrowser (blog), 17 juin 2019. Traduit par Martin Anota



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« Peut-on féliciter Trump pour la bonne santé de l’économie américaine ? »

« Pourquoi la reprise est-elle si lente aux Etats-Unis ? »

« Comment expliquer la faiblesse de la reprise ? »

« Dynamiques de reprises »

« Quelle reprise après une crise bancaire ? »

jeudi 9 mai 2019

L’économie de Donald Keynes : l’austérité pour les démocrates, la relance pour les républicains

« J’ai fait un mauvais pronostic économique le soir des résultats des élections présidentielles en 2016 en prédisant une récession avec Trump. Mais j’ai rapidement réalisé que la déception politique avait obscurci mon jugement et suis revenu sur mon pronostic trois jours après. "Il est au moins possible", écrivais-je le 11 novembre 2016, "que de plus gros déficits budgétaires puissent brièvement renforcer l’économie". Ce que je ne savais pas à l’époque, c’était l’ampleur qu’atteindraient les déficits budgétaires. Depuis 2016, l’administration Trump a, en pratique, mis en œuvre le genre de forte relance budgétaire à laquelle les suiveurs de John Maynard Keynes appelaient lorsque le chômage était élevé, mais contre lequel les républicains se sont opposés.

Contrairement à ce que Donald Trump et ses partisans proclament, nous ne connaissons pas un boom sans précédents. L’économie américaine a crû de 3,2 % au cours de l’année dernière, un rythme de croissance que nous n’avions pas connu depuis… 2015. L’emploi a crû régulièrement depuis 2010, sans rupture de tendance après 2016. Cette longue séquence de croissance poussé le taux de chômage à des niveaux qui n’avaient pas été atteints depuis plusieurs décennies. Que s’est-il passé et qu’est-ce que cela nous enseigne ? La vigueur de l’économie ne reflète pas un redressement du déficit commercial américain, qui reste élevé. Elle ne reflète pas non plus un boom géant de l’investissement des entreprises, chose que les partisans de la réduction d’impôts de 2017 avaient promise et qui n’est pas survenue. Ce qui tire l’économie américaine aujourd’hui, c’est le déficit budgétaire.

Les économistes utilisent souvent le déficit budgétaire ajusté en fonction de la conjoncture (une estimation de ce que le déficit serait au plein emploi) comme une mesure approximative du degré de relance budgétaire qu’offre le gouvernement. Selon cette mesure, le gouvernement fédéral injecte actuellement autant d’argent dans l’économie qu’il y a sept ans, lorsque le taux de chômage était supérieur à 8 %.

L’explosion du déficit budgétaire n’est pas simplement une conséquence de cette baisse d’impôts. Après que les républicains aient pris le contrôle du Congrès en 2010, ils forcèrent le gouvernement fédéral à embrasser l’austérité budgétaire, en gelant les dépenses malgré un chômage élevé et de faibles coûts d’emprunt. Mais une fois que Trump se retrouva à la Maison blanche, les républicains n’eurent soudainement plus de problème avec les dépenses publiques (aussi longtemps qu’elles n’aident pas les pauvres). En particulier, les dépenses discrétionnaires réelles (les dépenses autres que celles de la sécurité sociale, de Medicare et d’autres programmes de filet de sécurité) ont explosé après plusieurs années de déclin.

Donc, il n’y a pas vraiment de mystère à propos de la vigueur persistante de l’économie : c’est une affaire keynésienne. Mais qu’avons-nous appris de cette expérience ?

Politiquement, nous avons appris que le parti républicain est profondément hypocrite. Après tous ces cris hystériques à propos des dangers de la dette publique et d’une menace inflationniste à l’époque d’Obama, le parti républicain ouvrit les robinets avec allégresse à l’instant même où l’un de ses hommes se retrouva à la Maison blanche. Vous voyez toujours des informations qui décrivent les républicains comme des "faucons du déficit" et s’interrogent sur leur indolence face au creusement du déficit budgétaire. Allez, tout le monde sait de quoi il s’agit.

Au-delà de cela, nous savons maintenant que la longue période de chômage élevé qui suivit la crise financière de 2008 pouvait facilement être écourtée. Ceux d’entre nous qui avertirent dès le début que la relance Obama était trop faible et excessivement temporaire et que l’austérité freinait la reprise avaient raison. Si nous avions été enclins à fournir le même genre de soutien budgétaire en 2013 que celui que nous fournissons aujourd’hui, le chômage cette année-là aurait certainement été inférieur à 6 %, et non de 7,4 %.

Mais, à l’époque, ceux que j’avais l’habitude d’appeler les gens très sérieux avancèrent plusieurs raisons pour soi-disant démontrer que nous ne pouvions pas faire ce que les manuels de base en économie nous disaient de faire. Les gens très sérieux disaient qu’il y aurait une crise de la dette, même si le gouvernement américain pouvait emprunter à des taux d’intérêt incroyablement bas. Ils disaient que le chômage était "structurel" et qu’il ne pouvait être réduit si nous accroissions la demande globale. En particulier, ils prétendaient que les chômeurs n’avaient pas les compétences que nécessitait une économie moderne. Aucune de ces affirmations n’était exacte. Mais avec l’obstructionnisme des républicains, elles contribuèrent à retarder pendant plusieurs années le retour au plein emploi.

Donc les déficits budgétaires de Trump sont une bonne chose ? Il s’avère qu’il y a deux ans l’économie américaine était bien plus éloignée du plein emploi que ne le pensaient la plupart des gens, donc il y avait même alors un argument en faveur de la relance budgétaire. Et les risques de la dette étaient bien moindres que ne le proclamaient les gens très sérieux.

Si nous nous endettons, cependant, cela doit être pour de bonnes raisons. Nous pouvons utiliser les déficits pour rebâtir nos infrastructures en déchéance. Nous pouvons investir dans nos enfants, nous assurer qu’ils aient une bonne santé et une bonne alimentation et les sortir de la pauvreté. Mais les républicains bloquent toujours tout type de dépenses utiles. Non seulement les républicains au Sénat se sont opposés à l’investissement dans les infrastructures, mais l’administration Trump propose de fortes réductions des aides aux enfants, en particulier les soins de santé et l’éducation. Les déficits ne sont apparemment une bonne chose que lorsqu’ils financent de fortes baisses d’impôts pour les entreprises, qui utilisent cette manne pour racheter leurs actions.

Voilà l’histoire de l’économie américaine en 2019. L’emploi est élevé et le chômage faible, parce que les républicains ont embrassé le genre de dépenses financées par déficit qui, selon leurs dires, allait détruire les Etats-Unis lorsque les démocrates détenaient le pouvoir. Mais nulle once de ces dépenses n’est utilisée pour aider ceux qui sont dans le besoin ou pour rendre l’économie plus forte à long terme. »

Paul Krugman, « The economics of Donald J. Keynes », 6 mai 2019. Traduit par Martin Anota

lundi 11 mars 2019

Trump est devenu l’homme de tous les déficits

« Les Républicains haïssent les déficits. Du moins, c’est ce qu’ils prétendent.

Lorsqu’ils contrôlaient le Congrès sous l’administration Obama, ils n’ont cessé de s’insurger contre les déficits budgétaires, en avertissant qu’avec ces derniers les Etats-Unis finiraient par connaître une crise budgétaire à la grecque. Donald Trump, d’un autre côté, a focalisé l’essentiel de sa colère sur les déficits commerciaux, en insistant sur l’idée que "nos emplois et nos richesses sont offerts aux autres pays qui ont pris l’avantage sur nous".

Mais au cours des deux années où le parti républicain a contrôlé l’ensemble des pouvoirs, l’ironie a été que les deux déficits se sont creusés. Le déficit budgétaire a atteint un niveau qui n’avait été vu en dehors des guerres et des crises économiques ; du côté des échanges de biens, le déficit commercial a atteint un record. (…)

Soyons clairs : ni le déficit budgétaire, ni le déficit commercial ne font peser un danger clair et immédiat pour l’économie américaine. Les pays développés qui empruntent dans leur propre monnaie peuvent et souvent vont accumuler de larges dettes sans qu’il y ait de conséquences dramatiques, ce qui explique pourquoi la panique autour de la dette publique d’il y a quelques années était injustifiée.

Cela dit, les déficits jumeaux (twin deficits) de Trump nous en apprennent beaucoup sur ce dernier et sur son parti, à savoir qu’ils sont malhonnêtes et ignorants.

A propos de la malhonnêteté : Y a-t-il encore quelqu’un pour croire que les Républicains se soient vraiment inquiétés à un quelconque moment de la dette publique et des déficits budgétaires ? (…) Dans tous les cas, aujourd’hui, il est indéniable que toute leur rhétorique (…) sur la dette publique n’a été rien d’autre qu’une façade, une manière d’utiliser le déficit budgétaire comme prétexte pour bloquer et saper le programme d’Obama. Lorsqu’ils arrivèrent au pouvoir, les politiciens qui avaient tant clamé qu’il fallait faire preuve de responsabilité budgétaire ont appelé à une forte baisse d’impôts pour les entreprises et les plus riches. C’est cette baisse d’impôts qui constitue la principale cause derrière l’explosion du déficit budgétaire.

Oh, et cette baisse d’impôts a échoué à délivrer le boom d’investissement tant promis. Les entreprises n’ont pas utilisé leur manne géante pour construire de nouvelles usines et accroître la productivité, elles l’ont utilisée pour racheter massivement leurs actions et les gains n’ont été que pour les plus riches.

Pourquoi parler d’ignorance ? Comme beaucoup l’ont souligné en vain, Trump se trompe entièrement sur ce que font les déficits commerciaux. Certes, dans un contexte de chômage élevé, les déficits commerciaux peuvent nous coûter des emplois. Mais en temps normal, ils ne réduisent pas l’emploi total, ni nous appauvrissent. Au contraire, d’autres pays nous vendent des biens et services qui nous sont utiles, biens et services que nous payons avec des morceaux de papier, papier aux taux d’intérêt très faibles. Qui gagne à nouveau ?

Cependant, au-delà de cela, Trump a complètement tort sur ce qui est à l’origine des déficits commerciaux. En fait, ses propres mesures en matière de politique commerciale nous confirment qu’il a une vision erronée des choses. Dans l’univers de Trump, les déficits commerciaux apparaissent parce que nous aurions signé de mauvais traités commerciaux : nous laisserions les étrangers vendre leurs produits chez nous, mais ils ne nous laisseraient pas vendre les nôtres chez eux. Donc, la solution consisterait à dresser des barrières aux produits étrangers. "Je suis un homme de droits de douane", a-t-il fièrement proclamé.

Cependant, la réalité est que les déficits commerciaux n’ont presque rien à voir avec les droits de douane ou d’autres barrières à l’échange. Le déficit commercial global est toujours égal à la différence entre les dépenses d’investissement domestiques et l’épargne domestique (incluant aussi bien celles du secteur privé que du secteur public). C’est juste de la comptabilité. Si l’économie américaine génère d’amples déficits commerciaux, ce n’est pas parce que les Américains auraient trop perdu dans les traités commerciaux qu’ils ont signés, mais parce qu’ils épargnent trop peu relativement aux autres pays.

Bien sûr, les droits de douane peuvent réduire les importations des biens qui sont sujets à ces droits de douane et ainsi réduire le déficit commercial dans des secteurs en particulier, mais c’est comme appuyer sur un ballon : vous écrasez l’endroit où vous appuyez, mais cela ne fera qu’augmenter d’un même montant un autre endroit. L’appréciation du dollar, qui nuit aux exportations, est l’un des principaux canaux par lesquels les déficits commerciaux sont susceptibles de se maintenir. Mais le résultat fondamental, le fait que les droits de douane ne réduisent pas le déficit commercial global, est clair.

Certes, les droits de douane que l’administration Trump a instaurés en 2018 ont bien fortement réduit les importations des biens faisant l’objet de ces tarifs douaniers. Mais les importations des autres biens ont augmenté, tandis que les performances à l’exportation ont été médiocres. Et le déficit commercial global a fortement augmenté, ce qui est exactement ce que l’on pouvait s’attendre à voir. Après tout, cette forte baisse d’impôts pour les riches a fortement réduit l’épargne nationale.

Et la cause supposée du déficit commercial n’est pas la seule chose sur laquelle Trump s’est trompé en matière de politique commerciale. Il a aussi continué d’insister sur l’idée que les étrangers paieraient ses droits de douane. En réalité, les prix reçus par les exportateurs étrangers n’ont pas baissé. Les prix payés par les consommateurs américains ont par contre augmenté.

A nouveau, le déficit commercial ne pose pas de danger immédiat pour l’économie américaine. Et même la guerre commerciale de Trump n’a probablement provoqué que des dommages économiques limités. Le principal dommage a été porté à la crédibilité des Etats-Unis. Mais les déficits jumeaux de Trump montrent que son parti a menti à propos de ses priorités en matière de politique économique et qu’il est vraiment incompétent en matière de politique commerciale. Heureusement, une grande nation comme les Etats-Unis peut survivre à beaucoup de choses, même à la malhonnêteté et à l’ignorance de ses dirigeants. »

Paul Krugman, «Tariff man has become deficit man », 7 mars 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane »

« Pourquoi il ne faut pas être obnubilé par le déficit commercial »

« Faut-il vraiment être champion du monde des exportations ? »

samedi 3 novembre 2018

La perversion de la politique budgétaire américaine

« Comment beaucoup l’ont souligné, la baisse d’impôt de Trump a constitué un véritable changement par rapport aux principes normaux de politique budgétaire. Historiquement, l’économie américaine a eu tendance à connaître de gros déficits budgétaires lorsqu’elle était déprimée et de plus petits déficits, voire des excédents, lorsqu’elle était forte. Mais aujourd’hui le déficit explose alors même que le chômage est faible. C’est irresponsable et démontre que les grands discours des Républicains sur les déficits n’ont toujours été que du vent (…)

Mais ce qui a été moins souligné, c’est que cela s’inscrit dans quelque chose de plus large : la politique budgétaire déraille depuis 2010, non pas au vu de ce qui se passe du côté de la dette nationale, mais au vu de ce qui se passe sur le plan macroéconomique.

Voici ce que la politique budgétaire doit faire : elle doit soutenir la demande globale lorsque l’économie est faible et elle doit retirer ce soutien lorsque l’économie est robuste. Comme John Maynard Keynes le disait, "l’expansion, et non la récession, est le bon moment pour l’austérité". Et jusqu’à l’année 2010, les Etats-Unis ont plus ou moins suivi cette prescription. Depuis lors, cependant, la politique budgétaire est devenue perverse : d’abord l’austérité malgré le chômage élevé, maintenant l’expansion budgétaire malgré le faible chômage.

J’illustre ce point avec un graphique utilisant l’indicateur d’impact budgétaire calculé par le Hutchins Center de la Brookings Institution, qui estime quelle part de la croissance économique à court terme s’explique par la politique budgétaire à tous les niveaux du gouvernement. Le graphique représente l’indicateur de Hutchins et le taux d’intérêt depuis 2000 ; je fais apparaître deux périodes, une première allant de 2000 à fin 2009 et une seconde allant de 2010 jusqu’à aujourd’hui.

GRAPHIQUE Taux de chômage et orientation de la politique budgétaire aux Etats-Unis

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Ce que vous pouvez voir sur le graphique, c’est qu’au cours de la première période (ligne bleue) une expansion budgétaire était synchrone avec un chômage élevé. C’était le cas lors de la récession de 2001 et à nouveau lorsque la Grande Récession éclata. De ce point de vue, la relance Obama était une politique normale, appliquée dans une situation exceptionnelle.

Mais ensuite, la politique budgétaire a déraillé, comme vous pouvez le voir avec la boucle de couleur rouge allant dans le sens horaire. La mauvaise orientation, selon cet indicateur, commença en fait avant que les Républicains ne prennent possession de la Chambre des Représentants en raison, selon moi, des coupes dans dépenses publiques au niveau des Etats et au niveau local. Mais cela s’est aggravé lorsque le parti républicain reçut le pouvoir de blocage, forçant l’adoption d’une austérité significative même lorsque le chômage était extrêmement élevé.

Parallèlement, la Fed ne pouvait davantage réduire ses taux d’intérêt, parce qu’ils étaient déjà à zéro et comptez-moi parmi ceux qui doutent de l’efficacité de l’assouplissement quantitatif (auquel les Républicains se sont férocement opposés). Donc cette adoption de l’austérité budgétaire a sûrement freiné la croissance économique et retardé la reprise de l’économie.

Et maintenant, avec un chômage très faible, mais un Républicain à la Maison Blanche, nous avons la relance budgétaire dont nous avions désespérément besoin et dont nous n’avons plus besoin. La politique budgétaire, comme l’ensemble de la gouvernance aux Etats-Unis, a été pervertie par la droite. »

Paul Krugman, « The perversion of fiscal policy », 2 novembre 2018. Traduit par Martin Anota

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