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Tag - trappe à liquidité

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jeudi 18 août 2016

L'économie japonaise et les flèches de l'abenomics



Diagnostic du problème japonais


« (…) J’ai pensé que ce serait une bonne idée d’actualiser ce que je pense du Japon. En l’occurrence, je cherche ici non pas à déterminer si l’abenomics fonctionne ou fonctionnera (…), mais plutôt à éclairer quelle est la nature courante du problème japonais.

C’est un peu égocentrique, mais je trouve utile d’entrer dans le sujet en me demandant ce que je changerais par rapport à ce que j’ai dit dans mon article de 1998 sur la trappe à liquidité japonaise. Hey, ce fut l’une de mes meilleures analyses et elle demeure encore pertinente sur bien des points. Mais le Japon et le monde semblent différents aujourd’hui et essayer de saisir cette différence peut aider à clarifier la question. Il me semble qu’il y a deux différences cruciales entre alors et aujourd’hui. Premièrement, le problème économique immédiat n’est plus celui de stimuler une économie déprimée, mais plutôt de sevrer l’économie du soutien budgétaire. Deuxièmement, le problème auquel est confrontée la politique monétaire est plus difficile qu’il ne le semblait alors, parce que l’insuffisance de demande globale semble être une condition essentiellement permanente.

En 1998, le Japon était au milieu de sa décennie perdue : même s’il n’avait pas souffert d’une sévère contraction, il avait stagné suffisamment longtemps pour que l’on puisse croire que sa production opérait bien en-deçà de son niveau potentiel. Ce n’est cependant plus le cas. L’économie japonaise a crû lentement au cours du dernier quart de siècle, mais essentiellement en raison de sa démographie. La production par adulte en âge de travailler du Japon a crû plus rapidement que celle des Etats-Unis depuis 2000 et à cet instant les taux de croissance sur 25 ans semblent similaires (et le Japon a réalisé de meilleures performances que l’Europe) :

GRAPHIQUE 1 PIB par adulte en âge de travailler au Japon et aux Etats-Unis

Paul_Krugman__Japon_Etats-Unis__PIB_par_adulte_en_age_de_travailler.png

Nous pouvons même nous demander si le Japon ne serait pas plus proche de la production potentielle que les autres pays développés ne le sont. Donc si le Japon n’est pas profondément déprimé à cet instant, pourquoi est-ce que la faible inflation (ou la déflation) pose un problème ? La réponse, à mon sens, est largement budgétaire. Les niveaux de production et d’emploi relativement sains du Japon dépendent d’une poursuite du soutien budgétaire. Le Japon continue de générer de larges déficits budgétaires, ce qui signifie pour une économie à faible croissance que le ratio dette publique sur PIB est sur une trajectoire croissante :

GRAPHIQUE 2 Solde primaire ajusté en fonction de la conjoncture au Japon, aux Etats-Unis et en zone euro (en % du PIB)

Paul_Krugman__Japon_Etats-Unis_zone_euro__Solde_primaire_ajuste_en_fonction_de_la_conjoncture.png

Jusqu’à présent, cela n’a provoqué aucun problème et la situation du Japon est clairement meilleure que s’il avait cherché à équilibrer son Budget. Mais même ceux d’entre nous qui croient que les risques de déficits ont été largement exagérés aimeraient voir le ratio de dette publique se stabiliser et enfin décliner. (…) Sous les conditions actuelles, avec des taux directeurs collés à zéro, le Japon n’a pas la capacité à compenser les effets de la consolidation budgétaire avec l’expansion monétaire. La principale raison justifiant d’accroître l’inflation est que cela permettrait de réduire plus amplement les taux d’intérêt réels qu’il n’est possible de le faire avec une inflation faible ou négative, permettant à la politique monétaire de prendre la relève sur la politique budgétaire. J’ajouterais aussi une considération secondaire : le fait que les taux d’intérêt réels soient en effet maintenus à un niveau trop élevés en raison d’une inflation insuffisante, malgré que les taux directeurs soient à la borne inférieure zéro, signifie aussi que les dynamiques de la dette pour tout niveau de déficit budgétaire sont pires que ce qu’elles seraient sinon. Donc accroître l’inflation permettrait de procéder à l’ajustement budgétaire et de réduire la taille de l’ajustement nécessaire. Mais que faudrait-il faire pour accroître l’inflation ?

En 1998, quand j’essayais je fondais ma réflexion sur le concept de trappe à liquidité, j’ai utilisé une simplification stratégique : je pensais que le niveau courant du taux d’intérêt naturel (wicksellien) était alors négatif au Japon, mais que ce taux retournerait à un niveau normal, positif à une certaine date future. Cette hypothèse fournit une façon habile pour être cohérent avec l’idée que l’accroissement de l’offre de monnaie doit finir par accroître les prix par un montant proportionnel ; il était facile de montrer que cette proposition s’appliquait seulement si l’accroissement monétaire était perçu comme permanent, si bien que la trappe à liquidité devenait un problème d’anticipations. L’approche suggérait aussi que la politique monétaire serait efficace si elle était perçue comme crédible, que si la banque centrale pouvait "promettre de façon crédible d’être irresponsable", elle pourrait parvenir à stimuler l’activité même dans une trappe à liquidité. Mais quelle est cette future période de normalité wicksellienne dont nous parlons ? Le Japon a une démographie incroyablement défavorable :

GRAPHIQUE 3 Nombre de Japonais âgés entre 15 et 64 ans

Paul_Krugman__Japon__Nombre_de_Japonais_ages_entre_15_et_64_ans__Martin_Anota_.png

Et cela fait du Japon un candidat privilégié pour la stagnation séculaire. Et gardez en esprit que les taux ont été très faibles pendant deux décennies, les déficits budgétaires ont été élevés sur l’ensemble de la période et à aucun moment il n’y a eu un début de surchauffe. Le Japon semble être une économie dans laquelle un taux wicksellien négatif est une condition plus ou moins permanente. Si c’est la réalité, même promettre de façon crédible d’être irresponsable peut ne pas changer grand-chose : si personne ne croit que l’inflation va accélérer, elle ne le fera pas. La seule manière d’être sûr que l’inflation augmente est d’accompagner le changement de régime monétaire d’une véritable relance budgétaire. Et cela suggère à son tour quelque chose de contrintuitif : même si le but de l’accélération de l’inflation est en grande partie de générer une marge de manœuvre pour consolider les finances publiques, la première partie de cette stratégie passe par l’expansion budgétaire. Cela n’est pas du tout un paradoxe, mais c’est suffisamment non conventionnel pour désinciter à le faire en pratique (…).

Supposons (…) que nous puissions le faire. A quel niveau le Japon devrait-il fixer sa cible d’inflation ? Il faudrait qu’elle soit suffisamment haute pour que la banque centrale puisse suffisamment réduire les taux d’intérêt réels pour maintenir la pleine utilisation des capacités lorsque la consolidation budgétaire débutera. Et c’est vraiment, vraiment difficile de croire qu’une inflation de 2 % sera suffisamment haute. Cette observation suggère que, même dans le meilleur des cas, le Japon peut faire face à une "trappe à timidité". Supposons que les autorités convainquent le public qu’elles parviendront vraiment à atteindre une inflation de 2 % ; ensuite elles s’engagent dans une consolidation budgétaire, l’économie se contracte alors et l’inflation chute en-deçà de 2 %. A ce point l’ensemble du projet s’écroule et la crédibilité des autorités risque d’être tellement effritée qu’il sera bien plus difficile d’essayer à nouveau. Ce dont le Japon a besoin (et le reste des pays développés peuvent avoir intérêt à emprunter également cette voie), c’est une politique réellement agressive, utilisant la politique monétaire et la politique budgétaire, mais aussi de fixer la cible d’inflation suffisamment haute pour qu’elle soit soutenable. Cela nécessite d’atteindre la vitesse d’évasion. Et l’abenomics a beau avoir été une surprise inespérée, il est loin d’être certain qu’elle soit suffisamment agressive pour que le Japon s’en sorte. »

Paul Krugman, « Rethinking Japan », in The Conscience of a Liberal (blog), 20 octobre 2015. Traduit par Martin Anota



L'une des flèches de l'abenomics n'a pas été tirée


« Quelques chiffres décevants sur le PIB japonais sont publiés et les usual suspects en profitent dénoncer l’abenomics et appeler à la mise en œuvre de réformes structurelles, l’élixir universel. Et les preuves empiriques confirmant que la réforme structurelle est la réponse sont…

Ce que je crois être la véritable leçon de l’abenomics jusqu’à présent, ce sont les limites de la politique monétaire. Il devait y avoir "trois flèches" : l’assouplissement monétaire, l’expansion budgétaire et, oui, les réformes structurelles. Mais seule la flèche monétaire a été décochée. Voici les estimations du FMI du solde primaire structurel, une mesure approximative de l’orientation globale de la politique budgétaire (la politique budgétaire étant d’autant plus expansionniste que les déficits sont importants) :

GRAPHIQUE 4 Solde primaire ajusté en fonction de la conjoncture (en % du PIB potentiel)

Paul_Krugman__Japon__Solde_primaire_ajuste_en_fonction_de_la_conjoncture.png

Globalement, la politique budgétaire au Japon est en fait devenue plus restrictive et non plus accommodante depuis que le programme de l’abenomics a été lancé, principalement à causse du relèvement de la taxe sur la consommation. Les autres mesures ne compensent pas beaucoup celle-ci. Donc tout le poids repose sur la politique monétaire non conventionnelle, qui a réussi à déprimer le yen et à pousser les cours boursiers à la hausse, mais qui n’a pas suffi pour générer un boom de l’activité ou une hausse de l’inflation. Et cela se révèle être insuffisant, tout comme les actions de la BCE se révèlent insuffisantes sans soutien budgétaire. Oubliez pour l’instant la troisième flèche ; ce dont nous avons besoin, c’est de la deuxième. »

Paul Krugman, « Abenomics and the single arrow », in The Conscience of a Liberal (blog), 15 août 2016. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« La politique budgétaire est-elle efficace au Japon ? »

« Quelle est l’efficacité de l’Abenomics ? »

mercredi 6 juillet 2016

IS-LM et la macroéconomie moderne

« Beaucoup de lecteurs (…) ont demandé une explication du modèle IS-LM. (…)

Rappelons qu’IS-LM fait référence, d'une part, à la relation entre l’investissement (I) et l’épargne (S) et, d'autre part, à la relation entre la liquidité (L) et la monnaie (M) (…). La première chose que vous devez savoir est qu’il y a plusieurs manières correctes d’expliquer le modèle IS-LM, parce qu’il s’agit d’un modèle mettant en interaction plusieurs marchés et vous pouvez ainsi y entrer via différents angles ; chacun d’entre eux peut constituer un bon point de départ.

Mon approche favorite consiste à considérer IS-LM comme une manière de réconcilier deux approches à première vue incompatibles à propos de la détermination des taux d’intérêt. Selon l’une d’entre elles, le taux d’intérêt est déterminé par l’offre et la demande de fonds prêtables, de capitaux : c’est l’approche par les "fonds prêtables". Selon la seconde, le taux d’intérêt est déterminé par l’arbitrage entre les obligations, qui rapportent des intérêts à leur détenteur, et la monnaie, qui n’en rapporte pas, mais qui peut être utile pour réaliser des transactions et elle a par conséquent une valeur spéciale en raison de sa liquidité : c’est l’approche par la "préférence pour la liquidité". (Certes, des choses proches de la monnaie rapportent des intérêts, mais pas autant que les actifs les moins liquides.)

Comment ces deux approches peuvent-elles être exactes ? Parce que nous sommes au minimum en train de parler de "deux" variables, pas d’une seule ; le PIB comme le taux d’intérêt. Et l’ajustement du PIB est ce qui permet aux fonds prêtables et à la préférence pour la liquidité de tenir simultanément.

Commençons du côté des fonds prêtables. Supposons que l’épargne désirée et les dépenses d’investissement désirées soient couramment égales l’une à l’autre et que quelque chose pousse le taux d’intérêt à la baisse. Est-ce qu’il doit augmenter pour retrouver son niveau initial ? Pas nécessairement. Un excès d’investissement désiré par rapport à l’épargne désirée peut entraîner une expansion de l’activité économique, ce qui pousse le revenu à la hausse. Et puisqu’une partie de la hausse du revenu va être épargnée (et en supposant que la demande d’investissement n’augmente pas autant) une hausse suffisamment large du PIB peut restaurer l’égalité entre l’épargne désirée et l’investissement désirée à un nouveau taux d’intérêt.

Cela signifie que les fonds prêtables ne déterminent pas le taux d’intérêt en soi ; ils déterminent un ensemble de combinaisons possibles du taux d’intérêt et du PIB, avec de plus faibles taux d’intérêt correspondant à des PIB plus élevés. Et c’est cela la courbe IS.

Parallèlement, les gens qui décident de la façon d’allouer leur richesse font des arbitrages entre monnaie et obligations. Il y a une demande de la monnaie décroissante : plus le taux d’intérêt est élevé, plus les gens vont utiliser leurs liquidités pour obtenir de plus hauts rendements. Supposons que la banque centrale garde l’offre de monnaie momentanément fixe ; dans ce cas, le taux d’intérêt doit être tel qu’il permet d’équilibrer cette demande avec la quantité de monnaie. Et la banque centrale peut faire varier le taux d’intérêt en changeant l’offre de monnaie : l’offre de monnaie augmente et le taux d’intérêt doit chuter pour pousser les gens à détenir une plus grande quantité de monnaie.

Et nous obtenons ainsi IS-LM :

Paul_Krugman__modele_IS_LM_equilibre.png

Le point où les courbes se croisent détermine à la fois le PIB et le taux d’intérêt et, à ce point précis, les fonds prêtables et la préférence pour la liquidité sont simultanément valides.

Pourquoi utiliser le modèle IS-LM ? Tout d’abord, il vous aide à éviter certaines erreurs, comme l’idée selon laquelle, parce que l’épargne doit être égale à l’investissement, les dépenses publiques ne peuvent entraîner une hausse des dépenses totales (…). Et il permet également d’éviter certaines confusions comme l’idée selon laquelle les déficits publics, en poussant les taux d’intérêt à la hausse, sont en fait susceptibles d’alimenter la contraction de l’activité économique. Plus spectaculairement, IS-LM se révèle être très utile pour considérer les considérations extrêmes comme celles que nous voyons actuellement, dans lesquelles la demande privée s’est tellement contractée que l’économie reste déprimée alors même que le taux d’intérêt est nul. Dans cette situation, le graphique ressemble plutôt à cela :

Paul_Krugman__modele_IS_LM_trappe_a_liquidite.png

Pourquoi est-ce que la courbe LM est-elle plate à zéro ? Parce que si le taux d’intérêt chutait sous zéro, les gens préféreraient juste détenir de la liquidité, plutôt que des obligations. A la marge, alors, la monnaie est juste détenue comme réserve de valeur et les variations de l’offre de monnaie n’ont aucun effet. C’est ce qu’on appelle la trappe à liquidité.

Et le modèle IS-LM permet de faire quelques prévisions à propos de ce qui se passe lorsque l'économie est piégée dans une trappe à liquidité. Les déficits budgétaires poussent la courbe IS vers la droite ; dans la trappe à liquidité, cela n’a pas d’effets sur le taux d’intérêt. Les accroissements de l’offre de monnaie ne font rien du tout. C’est pourquoi, au début de l’année 2009, lorsque le Wall Street Journal, les partisans de l’économie autrichienne et d’autres usual suspects prétendaient qu’il y aurait une hausse des taux d’intérêt et une explosion de l’inflation, ceux qui comprenaient le modèle IS-LM prévoyaient que les taux resteraient faibles et que même un triplement de la base monétaire ne serait pas inflationniste. Les événements ont donné raison à ces derniers (malgré quelques gros titres momentanés sur une inflation poussée par les prix des matières premières) et donné tort à ceux qui prophétisaient une explosion des taux d’intérêt et de l’hyperinflation.

Oui, IS-LM simplifie beaucoup les choses, mais on ne peut se contenter de ce modèle. Il a fait ce que tout bon modèle économique est supposé faire : donner sens à ce que nous voyons et nous permettre de faire des prévisions particulièrement utiles sur ce qui se passe dans des circonstances inhabituelles. Les économistes qui comprennent le modèle IS-LM ont été bien plus utiles et pertinentes pour parler de la récente crise que ceux qui ne le comprennent pas. »

Paul Krugman, « IS-LMentary », in Conscience of a Liberal (blog), 9 octobre 2011. Traduit par Martin Anota



« (…) Je fais une courte pause dans la révision de mon manuel, mais j’ai toujours la macroéconomie en tête et me demande qu’elle est la meilleure manière de l’enseigner. Retournons à un vieux sujet, en l’occurrence la pertinence et l’actualité du cadre hicksien d’IS-LM, dans contexte quelque peu différent.

Quand la Grande Récession a frappé, il y a eu une forte division dans le monde des économistes entre ceux qui avaient appris et apprécié le vieux cadre hicksien et ceux qui ne l’avaient pas appris ou l’avaient rejeté. Pourtant ce cadre permit de faire quelques prédictions importantes. Par exemple, il suggère que les choses seraient différentes à la borne inférieure zéro. Les accroissements de la base monétaire (même s’ils sont larges) ne seraient pas inflationnistes. Les déficits budgétaires ne pousseraient pas les taux d’intérêt à la hausse. Et les multiplicateurs budgétaires seraient bien plus larges qu’ils le sont en temps normal, car en temps normal toute expansion ou contraction budgétaire est susceptible d’être compensée par la politique monétaire.

C’étaient des prédictions particulièrement controversées à l’époque, mais elles furent vérifiées dans les faits subséquents. Certains critiques en sont réduits à affirmer que les idées hicksiennes sont parvenues à s’avérer justes pour de mauvaises raisons.

Mais voilà le problème : procéder à une analyse hicksienne en public est toujours extrêmement mal vu parmi les économistes. C’est ad hoc, non microfondé, désordonné en ce qui concerne les relations intertemporelles ; les modèles DSGE avec prix visqueux sont mieux vus. Publier des trucs à la IS-LM, même dans un forum politique, reste compliqué et n’est généralement possible que pour des vieux économistes disposant d’un capital professionnel suffisant.

Combien perd-on en conséquence ? Ce qui m’a motivé a été la lecture de l’analyse réalisée par Gauti Eggertsson, Neil Mehrotra, Sanjay Singh et Lawrence Summers (2016) sur la contagion de la stagnation séculaire. C’est un travail sérieux et je suis d’accord avec les principales conclusions ; je suis aussi un grand admirateur de chaque économiste qui y a contribué, en particulier de Gauti, qui étudiait les bizarreries économiques associées à la trappe à liquidité longtemps avant que cela devienne un sujet à la mode.

(…) Je sais que c’est en partie parce que je vieillis que je suis de moins en moins tolérant avec l’affutage algébrique que j’ai moi-même eu l’habitude d’utiliser par le passé. Vous restez convaincus du vieux principe selon lequel le niveau optimal de difficulté technique dans les articles est précisément celui de vos propres articles. (…)

Que peut-on obtenir en délaissant l’extrême rigueur (le cadre des générations imbriquées, la modélisation explicite des contraintes d’endettement, et ainsi de suite) ? Supposons que vous répondiez à cette question à l’ancienne, en utilisant Mundell-Fleming, la version d’IS-LM en économie ouverte. Vous réduiriez cela (comme Olivier Blanchard l’a suggéré dans un mail) à un diagramme de Metzler, avec le taux de change (prix de la devise étrangère) sur l’axe des abscisses et les taux d’intérêt sur les axes des ordonnées.

Paul_Krugman__taux_de_change_taux_d__interet_Mundel_Fleming.png

L’idée ici est qu’une dépréciation de la devise nationale provoque une expansion économique de l’économie domestique, à laquelle la banque centrale va réagir en resserrant sa politique monétaire, d’où la droite croissante ; parallèlement, elle provoque une contraction à l’étranger, à laquelle la banque centrale étrangère va réagir en assouplissant sa politique monétaire, d’où la droite décroissante. Mais toutes les deux font face à une borne inférieure zéro (zero lower bound), d’où les droites horizontales.

Avec une mobilité parfaite des capitaux et des anticipations statiques, les taux d’intérêt doivent être égalisés, donc l’équilibre est l’endroit où les deux lignes se croisent. Et il est maintenant évident qu’un choc adverse touchant l’étranger, représenté par les flèches rouges, va pousser les taux d’intérêt à la baisse dans les deux économies. Si le choc suffit à conduire l’économie étrangère à la borne inférieure zéro, cela va faire la même chose à l’économie domestique, avec la transmission via le taux de change. En d’autres termes, l’Europe peut exporter sa stagnation séculaire aux Etats-Unis via un faible euro et un dollar fort.

Bien sûr, vous apprenez bien plus de l’article d’Eggertsson et alii, en ce qui concerne le rôle des contraintes de crédit dans l’apparition de la stagnation ou encore l’impact des limites à la mobilité des capitaux dans la limitation de sa diffusion au reste du monde. Mais le coût en termes de complexité et lourdeur est large. Et cette lourdeur peut même nous amener à manquer certaines intuitions. L’article d’Eggertsson et alii, nécessairement, de l’analyse des états réguliers. Pourtant je crois que la transmission de la trappe à liquidité dépend du caractère permanent ou transitoire du choc, tel qu’il est perçu par les agents, or vous perdez cette intuition en supposant un état régulier.

Mais, certains lecteurs ne manqueront pas de noter que j’ai déjà moi-même utilisé ce genre de cadre, par exemple dans mon analyse originelle de la trappe à liquidité et dans le travail que j’ai réalisé avec Gauti sur le désendettement. Oui, c’est vrai, mais c’est en partie pour parvenir à passer la barrière anti-Hicks (…). En fait, je ne croyais pas vraiment en la trappe à liquidité jusqu’à ce que je la voie éclater dans un modèle néo-keynésien, et mettre sous forme d’équations le processus de désendettement m’a réellement aidé à clarifier ma pensée ici aussi.

Donc, dans l’absolu, je ne suis pas contre l’idée d’une modélisation plus poussée. Ce qui m’inquiète, c’est la prohibition des modèles simples, ad hoc, qui permettent pourtant de rendre compte de l’essentiel des intuitions (dans le cas de la stagnation séculaire et de sa contagion internationale, je suis sûr que ces modèles en fournissent 90 % des intuitions) sous une forme qui est bien plus utile pour les débats de politique économique dans le monde réel. (…) »

Paul Krugman, « Tl;dr and modern macroeconomics », in The Conscience of a Liberal (blog), 20 juin 2016. Traduit par Martin Anota

mardi 22 septembre 2015

Haldane et les alternatives à l’assouplissement quantitatif

« Andrew Haldane, l’économiste en chef à la Banque d’Angleterre, a récemment offert une intervention bien documentée et réfléchie. Il s’est principalement penché sur le problème de la borne inférieure zéro (zero lower bound). Il a expliqué pourquoi nous pouvons nous retrouver dans une telle situation bien plus souvent que nous ne le voudrions et pourquoi l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) n’est pas un instrument très efficace pour régler ce problème. Citons un passage de son intervention :

"L’efficacité de l’assouplissement quantitative comme instrument monétaire semble dépendre de l’état de l’économie et elle est donc incertaine, du moins relativement aux taux d’intérêt. Cette incertitude n’est pas juste la conséquence de preuves plus limitées concernant l’assouplissement quantitatif que concernant les taux d’intérêt. En fait, c’est un aspect intrinsèque du mécanisme de transmission de l’assouplissement quantitatif."

Dans le passé, j’ai souligné le manque de preuves empiriques simplement parce que c’est évident. Mais comme Haldane le montre, les problèmes sont plus fondamentaux que ça. Certaines personnes affirment que nous pouvons toujours obtenir le résultat que nous voulons avec suffisamment d’assouplissement quantitatif. Pourtant si la banque centrale et la population ne savent jamais quelle sera l’efficacité d’un montant donné d’assouplissement quantitatif, alors les retards rendent cet instrument peu efficace. Il est rafraichissant de voir un membre sénior de la banque centrale faire ses limites.

Haldane considère deux manières alternatives de régler le problème de la borne inférieure zéro ou de l’éviter : l’adoption d’une cible d’inflation plus élevée et le débarras de liquidité, afin que les taux d’intérêt puissent s’enfoncer en territoire négatif. Le premier réduit évidemment le bien-être, mais comme Eric Lonergan le suggère le second est susceptible de le réduire également. (Voir aussi Tony Yates.) Mais ce qui est réellement étrange à propos de la présentation de Haldane est ce dont il ne parle pas.

Ce qu’il omet tout d’abord, c’est d’évoquer la possibilité qu’il soit plus efficace de cibler autre chose que l’inflation. Ce qu’il omet aussi, c’est de parler de la monnaie-hélicoptère. Il y a quelques contradictions fondamentales dans les idées que la Banque d’Angleterre se fait de la monnaie-hélicoptère, mais dans la mesure où les banquiers centraux se parlent entre eux je soupçonne qu’ils en parlent en cachette. Un argument est que la monnaie-hélicoptère va quelque peu réduire la confiance dans la devise, mais la banque centrale semble bien contente de chercher à se débarrasser de la liquidité et d’imposer des taux d’intérêt négatifs sur la monnaie comme si tout cela n’était qu’une simple question technique. (…) Un autre argument est que la monnaie-hélicoptère va menacer l’indépendance de la banque centrale parce qu’elle va avoir besoin du gouvernement pour la recapitaliser (si la recapitalisation se révèle nécessaire), alors même que la Banque d’Angleterre a obtenu la garantie du gouvernement qu’elle sera recapitalisée si nécessaire. Tout aussi étrange est l’argument selon lequel l’indépendance de la banque centrale sera menacée lorsque la banque centrale émettra de la monnaie-hélicoptère parce que les gouvernements vont désirer la monnaie pour eux-mêmes, comme si les politiciens n’avaient pas noté le montant de monnaie créé à travers l’assouplissement quantitatif. Après tout, la proposition de Jeremy Corbyn fut une réponse à la réalité de l’assouplissement quantitatif et non à la possibilité de la monnaie-hélicoptère.

L’argument réellement ironique est que la monnaie-hélicoptère ressemble de trop à la politique budgétaire et qu’il doit y avoir un contrôle démocratique sur la politique budgétaire. C’est ce que les banquiers centraux veulent dire lorsqu’ils parlent d’un brouillage de la ligne de démarcation entre politiques monétaire et budgétaire. L’argument est ironique car je suis sûr que si vous demandiez aujourd’hui à la plupart des gens ce qu’ils préfèreraient (entre avoir 4 % d’inflation en moyenne ou recevoir occasionnellement un chèque de la part de la banque centrale) leur réponse sera évidente. Donc nous excluons la monnaie-hélicoptère parce qu’elle est non démocratique, mais nous excluons un débat sur la monnaie-hélicoptère parce que les gens ordinaires pourraient en aimer l’idée.

Il y a aussi un peu d’hypocrisie. On entend souvent dire que la monnaie-hélicoptère ne serait pas nécessaire au motif qu’elle aurait un impact très similaire à celui de la politique budgétaire conventionnelle. C’est vrai, mais ceux qui avancent un tel argument passent sous silence le fait que les gouvernements autour du monde ont embrassé l’austérité budgétaire à cause des craintes suscitées par leur endettement. Ce n’est pas comme si la possibilité de la monnaie-hélicoptère restreignait les capacités de gouvernements d’une quelconque manière. Si les gouvernements optaient pour la relance budgétaire dans une récession, la monnaie-hélicoptère ne serait pas aussi nécessaire qu’aujourd’hui et les banques centrales n’auraient pas à y recourir.

Donc c’est une bonne chose que certaines personnes à la banque centrale pensent à propos d’alternatives à l’assouplissement quantitatif ; ce dernier est un instrument peu efficace, avec des répercussions négatives et potentiellement permanentes sur la distribution. C’est une honte que la banque centrale n’ait même pas fait savoir qu’il existe une solution simple et sans coûts à ce problème. Je suis favorable à l’indépendance de la banque centrale, mais cette indépendance lui impose l’obligation de ne pas exclure de parler de d’autres options politiques au seul motif quelles amèneraient à briser certains tabous. »

Simon Wren-Lewis, « Haldane on alternatives to QE, and what he missed out », in Mainly Macro (blog), 20 septembre 2015. Traduit par Martin Anota

lundi 14 avril 2014

Comment les banques centrales peuvent-elles faire face au risque de borne inférieure zéro ?

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« Toute politique monétaire reposant sur un taux directeur suppose qu’il y a un niveau de taux d’intérêt qui permet à la banque centrale d’atteindre sa cible. Même avant la crise, il était notoire que la borne inférieure zéro (zero lower bound) poserait des enjeux à la mise en œuvre de la politique monétaire. Pourtant, même si l’expérience japonaise de trappe à liquidité était connue de tous, la borne inférieure zéro fut considérée comme une curiosité théorique et ne fut pas prise au sérieux avant 2008 (avec des exceptions notables, voir Bernanke et alii, 2004), lorsque la sévérité de la crise poussa les banques centrales de plusieurs pays avancés à ramener leurs taux directeurs au plus proche de zéro.

Pour déterminer si les banques centrales doivent modifier le cadre de leur politique monétaire en temps normal pour faire face au risque d’atteindre la borne inférieure zéro, il faut non seulement évaluer la probabilité que ce risque se matérialise, mais aussi déterminer si le fait d’atteindre la borne inférieure zéro se traduit par des pertes de bien-être. Ces dernières dépendent de la capacité des outils de politique monétaire qui sont disponibles à la borne inférieure zéro (en l’occurrence, les outils de politique monétaire non conventionnelle) à se substituer efficacement à la politique traditionnelle de taux directeur. Nous considérons ces questions une à une, mais nous reconnaissons qu’il n’y a pas aujourd’hui de réponses définitives.

Commençons par ce qui détermine la vraisemblance d’atteindre la borne inférieure zéro. La politique monétaire est accommodante aussi longtemps que le taux directeur réel est inférieur au taux d’intérêt naturel (c’est-à-dire au taux d’intérêt réel compatible avec un écart de production négatif). Alors, un taux d’intérêt naturel plus faible augmente la probabilité d’atteindre la borne inférieure zéro, puisque de plus faibles chocs suffisent pour pousser le taux directeur optimal à des niveaux négatifs. Les pays émergents ont donc une faible probabilité de se retrouver à la borne inférieure zéro en raison de leurs taux d’inflation et taux d’intérêt naturel élevés (bien que la probabilité puisse s’élever au fur et à mesure que ces économies se développeront). Et, ce n’est certainement pas un problème pressant pour les pays à faible revenu où les enjeux de politique monétaire sont principalement reliés aux questions structurelles et institutionnelles. Par contre, les économies avancées avec leurs plus faibles taux d’intérêt naturels (Laubach et Williams, 2003) peuvent se retrouver plus fréquemment face à la borne inférieure zéro : la crise peut indiquer que de larges chocs sont plus probables qu’on ne le pensait précédemment et que le taux d’intérêt naturel peut être sur une tendance séculaire à la baisse. En l’occurrence, la borne inférieure zéro a été atteindre lors d’une crise financière majeure et le problème ne serait peut-être pas posé avec un secteur financier plus résilient. Cependant, du moins en principe, il peut y avoir des récessions suffisamment profondes pour pousser le taux directeur à zéro sans qu’il y ait pour autant simultanément une crise financière.

La borne inférieure zéro ne serait pas une contrainte significative pour la politique monétaire si les outils non conventionnels étaient aussi efficaces que le taux directeur de court terme. A la borne inférieure zéro, les banques centrales délaisseraient tout simplement une cible intermédiaire de court terme pour adopter des outils de politique monétaire non conventionnelle (tels que les achats d’obligations et le forward guidance) ciblant directement des taux de long terme. Les données empiriques disponibles suggèrent que la politique monétaire non conventionnelle a été efficace pour diminuer les rendements obligataires de long terme, avec des effets comparables à ceux obtenus avec une politique monétaire conventionnelle. Cependant, ces résultats ont été obtenus en étudiant principalement des périodes de sévères turbulences financiers. La politique monétaire non conventionnelle peut se révéler moins efficace si une économie atteint la borne inférieure zéro en l’absence de perturbation financière majeure. Il y a aussi d’autres motifs d’inquiétude à propos de la politique monétaire non conventionnelle, notamment des difficultés de calibrage (bien que celles-ci peuvent être dépassées avec une plus grande expérience), des complexités liées à la sortie et de possibles rendements décroissants. Ces limites ne peuvent être quantifiées avec exactitude aujourd’hui, mais elles sont soutenues par des arguments théoriques solides (FMI 2013c ; Bayoumi, 2014).

Si la politique monétaire non conventionnelle se révèle moins efficace que la politique monétaire conventionnelle, il faut alors déterminer, d’une part, l’ampleur des pertes en bien-être provoquées par la borne inférieure zéro et, d’autre part, la durée et la fréquence de tels épisodes. Trois choses ont amené les études d’avant-crise à sous-estimer les deux : (i) de larges chocs furent considérés comme improbables (en utilisant les observations de la Grande Modération) et les calibrations supposèrent un taux d’intérêt naturel relativement élevé ‘un héritage des années quatre-vingt) ; (ii) le paramètre d’incertitude ne fut pas pris en compte, en particulier en ce qui concerne les chocs, et les événements extrêmes furent essentiellement ignorés ; et (iii) les modèles structurels et les méthodes de solutions adoptées ne furent pas aptes à générer des contractions prolongées à la borne inférieure zéro (Reifscheider et Williams, 2000 ; Schmitt-Grohe et Uribe, 2007). Une atonie de plus de trois ans à la borne inférieure zéro fut pour ainsi dire considérée comme impossible. Les travaux qui ont été récemment réalisés portent une plus grande attention aux non-linéarités et elles donnent de plus grandes probabilités aux larges chocs. Cependant la plupart de ces modèles ne prennent pas en compte le rôle que la politique monétaire non conventionnelle peut jouer pour stimuler l’économie à la borne inférieure zéro. De plus, l’apparent aplatissement de la courbe de Phillips et le moindre risque de spirales déflationnistes qui lui est associé peuvent avoir diminué les coûts associés à la borne inférieure zéro. Il est nécessaire de réaliser davantage d’études pour obtenir une tableau complet.

Au moins quatre stratégies ont été proposées pour réduire la probabilité d’atteindre la borne inférieure zéro ou pour accroître la résilience si celle-ci est atteinte : (i) relever la cible d’inflation (Summers, 1991 ; Krugman, 1998 ; Blanchard et alii, 2010) ; (ii) utiliser le forward guidance ; (iii) adopter une règle monétaire dépendant de l’histoire telle que le ciblage du niveau des prix (Eggertson et Woodford, 2003 ; Carlstrom et Pescatori, 2009) ou le ciblage du PIB nominal (Woodford, 2012) ; et (iv) agir plus rapidement en "embrassant" la borne inférieure zéro (Williams, 2009). Nous passons en revue chacune de ces solutions ci-dessous.

De plus hautes cibles : En temps normal, un taux d’inflation plus élevé et les taux d’intérêt nominaux plus élevés qui lui sont associés fourniraient une plus grande marge de manœuvre pour assouplir la politique monétaire lorsque se produit un choc négatif. En théorie, cela apparaît comme un remède facile à mettre en œuvre pour résoudre le problème du faible taux d’intérêt naturel. Il y a cependant deux importants problèmes qui se posent alors : les coûts associés à un taux d’inflation plus élevé et la difficulté d’adopter une plus haute cible d’inflation sans perdre en crédibilité.

Les coûts associés à une plus haute inflation incluent les perturbations dans les détentions de liquidité ; le surinvestissement dans le secteur financier ; la plus grande incertitude à propos des prix relatifs et du niveau général des prix ; les perturbations du système fiscal ; la redistribution de richesse ; et les difficultés dans la planification financière (Mishkin, 2011). De plus, une plus haute inflation tend à être plus volatile, ce qui élèverait la prime de terme et par conséquent les taux d’intérêt de long terme nominaux et réels. Il n’y a cependant pas consensus sur l’importance quantitative de ces coûts. Quelques estimations suggèrent qu’ils peuvent être substantiels (Feldstein, 1997 et 1999), mais la plupart des estimations concluent à des effets beaucoup plus limités (Ball, 2013). Et, même si les récents travaux théoriques suggèrent que le taux d’inflation optimal est rarement supérieur à 3 % et souvent compris entre 1 et 2 % (Coibion et alii, 2012 ; Billi, 2011), il n’y a pas consensus dans la littérature empirique sur les valeurs des paramètres clés sous-jacents à ces résultats, notamment le risque d’atteindre la borne inférieure zéro et le coût d’inflation.

En ce qui concerne le problème de crédibilité de la banque centrale, le risque est qu’un unique relèvement de la cible d’inflation amène les agents à anticiper de nouveaux relèvements (Bernanke, 2010 ; Woodford ; 2009 ; Mishkin, 2011). En pratique, c’est difficile d’évaluer ces inquiétudes, dans la mesure où les cibles dans les économies avancées ont rarement été modifiées en temps normal, mais le cas de la Nouvelle Zélande (qui a modifié sa bande de cible d’inflation en la passant de 0-2 % à 1-3 %) est plutôt rassurant (Brash, 1998). Le calendrier de la transition est également important, puisqu’une hausse crédible des cibles d’inflation mènerait à une hausse immédiate des taux d’intérêt de long terme. Ces risques font du changement de cible une option difficile à mettre en œuvre dans les économies avancées. Il peut être toutefois opportun pour les pays émergents et les pays en développement de maintenir leurs cibles d’inflation relativement plus élevées : en effet, si elles diminuaient leurs cibles, il pourrait leur être difficile de les relever après.

Le forward guidance : Une alternative à de plus hautes cibles ex ante consiste à générée une inflation anticipée temporairement plus élevée une fois la borne inférieure zéro atteinte. Cela peut être obtenu avec le forward guidance ou un cadre de politique qui présente une dépendance à l’histoire (comme on le verra ci-dessous). A la borne inférieure zéro, le forward guidance peut réduire les taux d’intérêt à long terme si la banque centrale parvient à convaincre les agents que les taux d’intérêt futurs seront plus faibles que ceux suggérés par une fonction de réaction en temps normal (Eggertsson et Woodford, 2003 ; Eggertsson et Ostry, 2005 ; Woodford, 2012). Cela peut générer une incohérence temporelle dans la mesure, une fois éloignée de la borne inférieure zéro, une banque centrale peut être tentée de revenir à sa fonction de réaction normale plus tôt qu’elle ne l’a promis. Ce problème peut être atténué si la banque centrale s’inquiète suffisamment pour sa réputation à long terme. Par conséquent, ce type de forward guidance va être plus efficace lorsque la banque centrale dispose d’une forte crédibilité ou lorsqu’elle accompagne ses annonces d’un dispositif d’engagement (tel que les achats à grande échelle d’actifs de long terme).

Durant la crise, la Banque du Canada, la Réserve fédérale des Etats-Unis, la Banque du Japon, la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE) ont toutes utilisé le forward guidance (FMI, 2013c). La question est de savoir si le forward guidance est nécessaire et quelle forme il doit prendre. En temps normal, le forward guidance est en principe redondant si une banque centrale publie ses prévisions économiques et si sa fonction de réaction est connaissance commune. (Cependant, s’il est difficile de pleinement spécifier la fonction de réaction, le forward guidance peut être un outil de communication supplémentaire bien utile même en temps normal.) A la borne inférieure zéro, la question qui se pose est de savoir comment informer des futures déviations par rapport à la fonction de réaction suivie en temps normal. De ce point de vue, conditionner le comportement futur de la banque centrale à l’état de l’économie apparaît plus efficace que de suivre un forward guidance conditionnel au calendrier (ce dernier pouvant être interprété comme une simple prévision). Mais la récente expérience des banques centrales aux Etats-Unis et au Royaume-Uni suggère que le forward guidance conditionnel à l’état de l’économie peut amener le public à interpréter ces conditions comme des seuils de déclenchement, ce qui peut se révéler problématique si l’économie dévie de sa trajectoire attendue. Une meilleure communication pourrait atténuer ce problème, mais l’incertitude à propos du canal de transmission fait de cela un véritable défi.

Les règles monétaires dépendantes de l’histoire : Ces propositions incluent le ciblage du niveau des prix (price-level targeting) et le ciblage du PIB nominal (nominal-GDP targeting). Dans leur cadre, une banque centrale cherche à maintenir le PIB nominal ou le niveau des prix sur une certaine trajectoire. Si la borne inférieure zéro empêche la banque centrale de contrer une contraction de l’activité, la règle impose à la politique monétaire de rester accommodante jusqu’à ce que le PIB nominal ou le niveau des prix soient de retour à la trajectoire cible. Cela signifie que la croissance du PIB nominale ou l’inflation seront plus élevées qu’en moyenne dans une période future. Par rapport au régime de ciblage d’inflation standard, les règles dépendant du sentier maintiennent l’inflation délibérément au-dessus de sa moyenne de long terme pour quelques temps pour compenser la déflation passée.

Comme le forward guidance, la politique dépendant de l’histoire amène la banque centrale à préciser aux marchés les conditions sous lesquelles la politique monétaire va rester hautement expansionniste ; à la différence du forward guidance, les seuils sont déterminés automatiquement par la trajectoire cible du PIB nominal ou du niveau des prix, si bien qu’ils ne peuvent pas être perçus comme ad hoc (Carney, 2012 ; Woodford, 2013). Ce cadre comporte un mécanisme inhérent de stabilisation. Les agents anticiperaient automatiquement une inflation plus élevée ou une croissance du PIB nominale plus rapide lorsque la banque centrale rate sa cible. Ceci diminue les taux d’intérêt réels et contient la contraction initiale.

En théorie, les règles dépendant du sentier constituent la politique monétaire optimale en présence de la borne inférieure zéro (Eggertsson et Woodford 2003 ; Billi et Kahn, 2008 ; Coibion et alii, 2012). Cependant il y a des problèmes pratiques qui ne trouvent pas de claires solutions. En particulier, un engagement au ciblage du niveau des prix fait par nature face à un problème d’incohérence temporelle. Une banque centrale peut être tentée de revenir sur ses promesses de générer une plus forte inflation une fois l’économie en-dehors de la borne inférieure zéro. En même temps, ce n’est pas clair comment les anticipations de marchés vont réagir à une banque centrale qui se montre des fois extrêmement accommodante (lorsqu’il est nécessaire de rattraper la déflation passée) et à d’autres moments extrêmement restrictives (lorsqu’elle cherche à rattraper l’inflation passée). Aussi, il peut être difficile de ramener vers le bas le niveau des prix (c’est-à-dire de déflater l’économie) après une période où le taux d’inflation à été supérieur à sa moyenne. Le ciblage du PIB nominal fait face à des limites similaires. Ce qui complique encore ce régime de politique monétaire, c’est qu’il impose à la banque centrale d’expliquer au public comment la trajectoire cible du PIB nominal est ajustée en raison des changements dans la production potentielle ou des révisions de données. En raison de ces complications, il peut être difficile de déterminer en temps réel si l’objectif de politique monétaire a été atteint et de maintenir les anticipations d’inflation bien ancrées.

L’assouplissement préventif : Lorsque le risque de déflation s’accroît, la banque centrale doit agressivement réduire ses taux directeurs, plus que ce qu’une règle standard de taux d’intérêt aurait prédit, c’est-à-dire finalement ne pas chercher à conserver des munitions. Une telle politique monétaire aide à atténuer l’effet dépressif des anticipations du secteur privé sur la production et les prix actuels lorsque la probabilité de tomber dans une trappe à liquidité est élevée. Les épisodes à la borne inférieure zéro deviennent plus fréquent, mais leur sévérité et leur durée sont réduites. De plus, cette stratégie ne nécessiterait pas un changement du régime de ciblage d’inflation, mais seulement une modification dans la réaction de la banque centrale aux fluctuations de l’inflation.

Relatif à cette stratégie est l’idée d’"aller à contre-courant" (leaning against the wind) pour empêcher la formation de déséquilibres financiers excessifs lors des expansions. Durant les booms, cela conduirait à des taux d’intérêt plus élevés que ceux qu’aurait suggéré une règle standard de taux directeur. Cela renforcerait le système financier et donnerait plus de marge de manœuvre aux banques centrales pour réduire les taux d’intérêt lorsque l’économie ralentit, ce qui réduirait au final la probabilité d’atteindre la borne inférieure zéro. »

Tamim Bayoumi, Giovanni Dell'Ariccia, Karl Friedrich Habermeier, Tommaso Mancini Griffoli et Fabian Valencia, « How should central banks deal with the risk of the zero lower bound? », Monetary Policy in the New Normal, chapitre 3, avril 2014. Traduit par Martin Anota.



aller plus loin…

« Comment les économies basculent dans une trappe à liquidité (et comment elles peuvent en sortir) »

« Et si les banques centrales ciblaient une inflation de 4 % ? »

« Quelle est l’efficacité du forward guidance à la borne inférieure zéro ? »

« Les banques centrales doivent-elles cibler le PIB nominal ? »

lundi 30 décembre 2013

Iván Werning à propos de la politique optimale dans une trappe à liquidité

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« J'ai enfin lu l’article d’Iván Werning intitulé ”Managing a liquidity trap: Monetary and fiscal policy”. Il prend le modèle nouveau keynésien canonique, y introduit le temps continu et observe quelles seraient les politiques monétaire et budgétaire optimales lorsque l’économie est dans une trappe à liquidité. (Pour être précis, il s’agit d’une période où les taux d'intérêt réels sont supérieurs à leur niveau naturel parce que les taux d'intérêt nominaux ne peuvent pas être négatifs.) (…)

1) La politique monétaire seule. La politique d’engagement optimale à la Krugman-Eggertsson-Woodford (1), qui consiste à générer un boom lorsque l’économie sort de la trappe à liquidité, pourrait (ou non) générer une trajectoire pour l'inflation où l'inflation est toujours supérieure à la cible (ici égale à zéro). Voici un schéma tiré de l'article, où l'écart de production est indiqué par l’axe des ordonnées et l'inflation par l’abscisse et nous représentons l'économie en chaque point du temps. Les points noirs représentent l'économie avec une politique discrétionnaire optimale et les points bleus représentent l’économie avec une politique d’engagement optimale. Dans les deux cas, l'économie finit au point merveilleux où l’écart de production et l’inflation sont nuls.

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Dans cette expérience, les taux d'intérêt réels sont supérieurs à leur niveau naturel (ou, autrement dit, la trappe à liquidité dure) pendant T périodes et tout ce qu’il y a après ce choc est connu. Avec une politique discrétionnaire, la production et l'inflation sont trop faibles aussi longtemps que l’économie est dans la trappe à liquidité. Dans ce cas, la production commence à 11 % en dessous de son niveau naturel et l'inflation est inférieure de 5 %. La politique d'engagement optimale crée un écart de production positif après la période de trappe à liquidité (c’est-à-dire après T). L'inflation dans la courbe de Phillips nouvelle keynésienne correspond à l'intégrale des futurs écarts de production, si bien que l'inflation pourrait être positive immédiatement après le choc : ici c’est zéro. Au fur et à mesure que nous avançons dans le temps, certains écarts de production négatifs disparaissent de l'intégrale et ainsi l'inflation augmente.

Il est logique, comme le suggère Iván Werning, de se concentrer sur l'écart de production. (…) La politique optimale doit impliquer un écart de production initial qui soit négatif, suivi par un écart de production positif, mais l'inflation n’a pas à être nécessairement négative à un moment ou à un autre.

Il y a d'autres conséquences. Bien que la politique d'engagement optimal consiste à créer un écart de production positif dans l'avenir, ce qui implique le maintien de taux d'intérêt réels en dessous de leur niveau naturel pendant une période après T, comme l'inflation est plus élevée, alors les taux nominaux pourraient être plus élevés. Par conséquent, à tout moment, le taux nominal d'une obligation pour un horizon suffisamment éloigné pourrait également être plus élevé (page 16).

2) Ajoutons la politique budgétaire. Iván Werning considère les dépenses du gouvernement comme un instrument budgétaire. Il fait une distinction intéressante entre les variations « opportunistes » et les variations « expansionnistes » dans les dépenses publiques, mais je n’en ai pas besoin pour ce qui suit, alors j'espère que j’y reviendrai dans un prochain billet. Ce que je n'avais pas pris en compte, c'est que la trajectoire optimale pour les dépenses publiques pourrait impliquer une période prolongée où les dépenses publiques sont plus faibles (c’est-à-dire inférieures à leur niveau naturel). Voici un autre schéma tiré de l'article :

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La ligne bleue représente la politique d'engagement optimale sans aucune action budgétaire : c’est la même trajectoire que dans le schéma précédent. La ligne rouge représente la trajectoire de la production et de l’inflation avec les dépenses publiques optimales et la ligne verte représente la trajectoire de l'écart de consommation plutôt que l'écart de production dans ce second cas. La différence verticale entre les lignes rouge et verte est ce qui se passe avec les dépenses publiques. D’une part, utiliser la politique budgétaire permet une nette amélioration. Nous avons besoin de beaucoup moins d'inflation excessive et l'écart de production est toujours plus petit. D’autre part, bien que les dépenses publiques soient initialement positives, elles deviennent négatives lorsque l'écart de production est lui-même positif, c’est-à-dire au-delà de T. Pourquoi ?

Notre intuition initiale pourrait être que les dépenses publiques devraient simplement "combler le fossé" généré par la trappe à liquidité, ce qui nous donnerait un écart de production nul. Il n'y aurait alors pas besoin d'une politique monétaire expansionniste après l'écart : la politique budgétaire pourrait complètement stabiliser l'économie lorsque celle-ci est dans la trappe à liquidité. Cela nous entraînera une baisse des dépenses publiques parce que l'écart lui-même se resserre. (…) Cette intuition n'est pas correcte, en partie parce que l'utilisation de l'instrument de dépenses publiques a un coût : nous nous éloignons de l'allocation optimale des biens publics. Donc, la politique budgétaire ne domine pas (c’est-à-dire, ne rend pas moins nécessaire) la politique monétaire à la Krugman-Eggertsson-Woodford et la politique optimale impliquera une combinaison des deux. Cela signifie que nous aurons, avec une politique d'engagement optimale, une période après la trappe à liquidité où il y aura un écart de consommation positif.

Le bénéfice apporté par l'écart de consommation positif après la trappe à liquidité (et le taux réel inférieur qui lui est associé), c’est qu'il augmente la consommation dans période de trappe à liquidité par rapport à ce qu'elle aurait été sinon. Le coût, c’est une plus forte inflation après que l’économie soit sortie de la trappe à liquidité. Mais l'inflation dépend de l'écart de production, pas seulement de l'écart de consommation. Donc, nous pouvons arbitrer en réduisant les dépenses publiques une fois que l’économie est sortie de la trappe à liquidité.

(…) Même avec la politique monétaire (d’engagement) la plus optimiste, la politique budgétaire a un rôle important à jouer dans une trappe à liquidité. Ceux qui croient encore que l'activisme monétaire est la seule chose dont nous avons besoin pour sortir d’une trappe à liquidité doivent être en train d’utiliser un cadre différent. Deuxièmement, les gains associés à la mise en œuvre de la politique d'engagement sont larges. Pourtant, les banques centrales semblent partout essayer essayant de suivre une politique discrétionnaire, plutôt qu’un politique d'engagement : on ne discute pas de l’éventualité de rendre l'écart de production positif lorsque nous serons sortis de la trappe à liquidité et les règles qui pourraient imiter la politique d'engagement ne sont pas à l’ordre du jour (2). Je me demande si les macroéconomistes dans vingt ans se pencheront sur cette période avec la même perplexité que nous lorsque nous nous penchons sur la politique monétaire du début des années trente ou des années soixante-dix.

(1) Paul Krugman, « It’s baaack! Japan’s slump and the return of the liquidity trap », Brookings Papers on Economic Activity, 1998. Gauti B. Eggertsson et Michael Woodford, « The zero bound on interest rates and optimal monetary policy », Brookings Papers on Economic Activity, 2003.

(2) Permettre à l'inflation de s’élever un peu au-dessus de la cible lorsque l'écart de production est encore négatif est tout à fait compatible avec suivre une politique discrétionnaire. Je pense que certaines personnes croient que les autorités monétaires aux États-Unis pourraient avoir l'intention de suivre la stratégie Krugma-Eggertsson-Woodford, mais comme tout l'intérêt de cette stratégie repose sur l'influencer les anticipations, garder cela secret serait pire qu’inutile. »

Simon Wren-Lewis, « Werning on liquidity trap policy », in Mainly Macro (blog), 29 décembre 2013. Traduit par Martin Anota


aller plus loin… lire « Comment les économies basculent dans une trappe à liquidité (et comment elles peuvent en sortir) » et « La stratégie de forward guidance »